Ed Burke : "C’est le plus grand honneur que votre pays puisse vous faire"
Le lanceur de marteau Edward Burke a représenté les États-Unis aux Jeux Olympiques de 1964, de 1968 et de 1984. Il a fait son retour sur la scène olympique à domicile, aux Jeux de Los Angeles, après 16 ans d’absence. Doyen de son équipe, il a été choisi pour porter le drapeau américain lors de la cérémonie d’ouverture.
Mes premiers Jeux Olympiques, en 1964 à Tokyo, furent une expérience tout à fait particulière. La ville hôte prenait son rôle très à cœur. Tout avait été parfaitement organisé et l’événement s’est déroulé à merveille. La cérémonie ne m’a pas semblé aussi interminable que les suivantes. Par la suite, j’ai eu l’impression de passer la journée à attendre le défilé, alors qu’à Tokyo les choses se sont enchaînées plus rapidement. Je me souviens encore de l’excitation que j’ai ressentie en entrant dans le stade.
Au moment de faire notre entrée, nous avons défilé dans le stade, bien alignés. Nous ne sommes pas arrivés en troupeau comme les équipes le font aujourd’hui. Les athlètes américains étaient organisés par équipe et par taille, je marchais donc devant des basketteurs. Nous portions tous un chapeau de cowboy et en pénétrant dans le stade, j’ai cru perdre le mien. Je me suis retourné et en cherchant mon chapeau j’ai perdu le rythme de la marche : "Mon chapeau est tombé !" L’un des basketteurs m’a répondu : "Mais non, idiot, il est sur ta tête." Cela montre à quel point j’étais ému. Jamais je n’ai ressenti une telle excitation par la suite.
Ces premiers pas sur la scène olympique à Tokyo m’ont réellement donné envie de renouveler l’expérience. En 1968, à Mexico, j’avais ma place sur le podium. J’étais en forme et mes performances auraient dû me valoir une médaille. Mais les juges ne connaissaient pas les règles et m’ont (à tort) attribué deux fautes. J’étais si furieux que j’ai complètement abandonné la discipline. Je pensais que ma carrière olympique était définitivement terminée.
Je n’ai plus lancé de marteau pendant onze ans. Et puis en 1979, ma femme Shirley m’a encouragé à m’y remettre : "Tu as arrêté sous le coup de la colère, si tu n’essaies pas une nouvelle fois, tu vas le regretter." J’ai donc repris l’entraînement et je me suis imaginé notre équipe, cette masse de personnes, en train de passer ensemble dans le tunnel menant au Colisée, le stade qui devait accueillir la cérémonie d’ouverture. J’ai eu le sentiment que c’était ma place. Les cheveux se sont dressés sur ma nuque et c’est là que j’ai décidé de tout donner pour gagner ma place dans l’équipe.
J’ai donc été sélectionné pour les Jeux Olympiques de Los Angeles 1984. J’étais l’athlète le plus âgé de l’équipe américaine et mon parcours était plutôt atypique, si bien qu’à l’approche de l’événement on m’a demandé si j’aimerais être porte-drapeau. "Vous plaisantez, c’est le plus grand honneur qu’un pays puisse faire à un athlète. Ce serait avec plaisir, évidemment !" Mais jamais je n’aurais imaginé être choisi.
Quelques jours avant les Jeux, je suis allé chercher des billets pour ma femme et mes enfants. Je faisais la queue avec l’un des entraîneurs, Stewart, derrière de jeunes nageurs, quand l’un d’eux a demandé aux autres s’ils savaient qui avait été désigné pour porter le drapeau lors de la cérémonie d’ouverture. L’un des nageurs a répondu : "Ouais, il paraît que c’est un vieux lanceur de marteau." J’ai pensé qu’il s’agissait de mon compatriote Harold Connolly, ancien détenteur du record du monde et médaillé d’or olympique. J’ai dit à Stewart : "Je crois que c’est Harold." Il m’a regardé, les larmes aux yeux, et m’a répondu : "Non, mon garçon, c’est toi."
Je n’y croyais pas. Je me suis avancé jusqu’en tête de la file et l’officiel m’a confirmé la nouvelle en me félicitant. J’ai pris l’ascenseur pour rejoindre ma famille en bas, dans le hall, et quand la porte s’est ouverte, ma femme et mes deux filles étaient là. Ça tombait à pic. Je leur ai donc annoncé que j’allais porter le drapeau et nous avons été envahis d’une émotion indescriptible. L’équipe américaine comptait tant d’athlètes exceptionnels, c’était incroyable qu’ils m’aient choisi, moi. Je pense que s’ils m’ont désigné, c’est à cause de mon histoire avec ma femme Shirley et aussi parce qu’il s’était écoulé 12 ans depuis mes derniers Jeux Olympiques. Je ne devais ma réussite qu’à ma détermination et à mes efforts acharnés.
Le soir de la cérémonie, nous étions la dernière équipe à défiler et j’avais l’impression d’avoir passé la journée à attendre ce moment. Près de 100 000 spectateurs, américains pour la plupart, occupaient les gradins. Tandis que nous attendions notre tour, j’ai eu la chance d’être félicité par de nombreux champions olympiques que j’admirais depuis toujours, comme Al Oerter, Carl Lewis, Edwin Moses et d’autres encore.
Alors que nous nous apprêtions à faire notre entrée dans le stade, les officiels m’ont tendu la hampe du drapeau en me demandant si je pouvais la tenir d’une seule main. C’était un manche en cuivre laqué d’environ 2,40 mètres. Il était brûlant, j’avais les mains moites et je leur ai dit : "Ça n’arrête pas de glisser, je ne peux pas le tenir." Le vice-président de notre Comité National Olympique s’est mis à chercher de petits cailloux par terre pour gratter la hampe et me donner une meilleure prise. Cela nous a pris du temps, nous étions dans tous nos états.
Nous avons fini par y arriver et ce fut notre tour d’entrer dans le stade. Je menais mon équipe, le drapeau à la main. Je m’en souviens comme si c’était hier : j’ai pleuré du début à la fin. En arrivant dans le virage à l’autre bout de la piste, j’ai aperçu mes deux filles dans les gradins.
J’ai levé les yeux vers le drapeau et j’ai vu qu’il penchait. Je me suis soudain rendu compte qu’à cause de son poids, j’avais perdu toute sensation dans le bras droit. Personne ne le sait, mais j’ai alors lâché le drapeau de la main droite pour le reprendre de la main gauche, sans hésitation et sans perdre le rythme de la marche tandis que nous suivions le virage du stade.
Ce fut une soirée extraordinaire. J’ai ensuite tenu le drapeau olympique pendant qu’Edwin Moses prononçait le serment olympique. Quel moment incroyable ! Je n’oublierai jamais cette journée.